13.06.2024 par MAF
num.340 juillet-août 2024 p.05
Mort du rire

Samedi 8 juin, La Gaîté, le célèbre magasin de farces et attrapes genevois a définitivement fermé ses portes. Ce dernier proposait, depuis près d’un siècle, un large choix de déguisements et autres accessoires amusants destinés à égayer nos vies. Je dois dire que cette annonce m’a attristée et plus encore, car nous traversons une période particulièrement morose et je me demande si au-delà d’une petite enseigne quelque part dans la Vieille-Ville de Genève, ce n’est pas notre gaîté à tous qui tend à disparaître.

Une récente étude menée par Janet Gibson, chercheuse américaine en psychologie cognitive, nous apprend qu’aujourd’hui, nous ne rions en moyenne que deux minutes par jour, alors que dans les années nonante, nous riions quotidiennement jusqu’à six minutes et ce laps de temps pouvait grimper jusqu’à vingt minutes dans les années cinquante. La dégringolade de la rigolade a plusieurs causes. Selon la Professeure de psychologie, la principale est la montée de l’individualisme et du repli sur soi. Elle explique que nous continuons de rire derrière nos écrans, grâce aux sketchs de nos humoristes préférés ou par le biais de vidéos amusantes échangées sur WhatsApp, mais elle ajoute que nous en sommes en perte de compétences sociales et que nos aptitudes humoristiques diminuent drastiquement. Or, la spécialiste nous met en garde : ses recherches montrent que les endorphines, ces hormones « du bonheur » secrétées par le cerveau quand nous rions en groupe, sont quasiment inexistantes lorsque nous rions seuls ! Ces hormones sont pourtant nécessaires au bon fonctionnement de notre corps et de notre esprit. En effet, les endorphines permettent de renforcer nos défenses immunitaires, de faire baisser la tension artérielle et de diminuer le stress. C’est la science qui le dit : « Rire c’est bon pour la santé ! » Et ce n’est certainement pas Johann Schneider-Ammann qui dira le contraire !

Si nous rions moins, si nous sommes moins gais, c’est parce que nous sommes plus isolés, plus reclus, mais aussi parce que nous vivons une époque tout particulièrement angoissante. Certes, il y a toujours eu des guerres en Europe, mais nous pensions qu’elles étaient définitivement derrière nous. Pourtant, le conflit est à nos portes et Emmanuel Macron parle même d’envoyer ses troupes en Ukraine. Par ailleurs, un massacre tel que celui qui a lieu en ce moment-même dans la bande de Gaza est tout particulièrement insupportable. Ce n’est pas d’une guerre qu’il s’agit là, mais de la mise à mort de milliers de civils innocents. Comment rire, comment être gais, lorsque l’on sait qu’à quatre heures d’avion à peine, l’enfer existe ? La menace écologique qui plane au-dessus de nos têtes, de celles de nos enfants et de millions d’espèces animales et végétales est inédite et omniprésente. Le déni a ses limites, il commence à être difficile de ne pas pressentir le désastre à venir. Comment, dans ces conditions, vouloir porter des déguisements et rire aux éclats sans penser à demain ? Le destin de l’Humanité a connu bien des heures sombres, il est vrai, mais les informations et les images qui les documentent étaient inexistantes ou lacunaires. On pouvait alors vivre de manière plus ou moins insouciante. Mais le 21e siècle sonnera-t-il précisément la fin de l’insouciance et donc de la gaîté ? Comment être joyeux, lorsqu’à son réveil, déjà, on apprend que le dernier rhinocéros blanc s’est éteint quelque part en Afrique ? Et ceux qui sont là pour nous faire rire, les humoristes eux-mêmes, risquent désormais de se faire fusiller ou licencier, parce qu’ils osent se moquer d’un prophète ou d’un premier ministre criminel. Comment, dès lors, continuer à oser prendre le micro, la plume, pour tenter de faire rire une population hagarde, accablée sous le poids des mauvaises nouvelles quotidiennes et des perspectives d’avenir anxiogènes ?

Il faut bien trouver un moyen ! Boris Vian a écrit que « l’humour est la politesse du désespoir ». Restons polis donc, posons nos téléphones, éteignons nos écrans. Sortons ! Allons dans les cafés, les restaurants, les parcs. Faisons rire nos amis, laissons-nous aller, essayons d’être un peu plus légers, plus joyeux, ne laissons pas la gaîté, celle qui dessine sur nos visages les plus beaux des dessins s’en aller pour de bon. Rions ! Et rappelons-nous cette merveilleuse citation de Romain Gary : « L’humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’Homme sur ce qui lui arrive ».
Manon

auteur : Manon Frésard

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