26.05.2024 par ro
num.340 juillet-août 2024 p.13
Labyrinthe de miroirs cassés

Près de Versoix, il y a un boulevard qui mène à Vaud. Là, dans la maison d'un certain Bernard Malamie, il souffre. Les habitants le nient pour ne pas infâmer un quartier de sang bleu, mais d'autres, à pied ou dans les bus qui déchirent la vie, le confirment : un lutin habite la maison !
Ils ne l'aperçoivent que la nuit, lorsque le clair de lune se faufile entre les arbres et vient frapper la grande fenêtre. Huchés et épuisés par les heures, certains vieux disent qu'il les appelle et leur fait signe de se perdre, mais ils sont déjà perdus.
Leurs efforts ne cessent pas. Les nourrices, des femmes venues de l'autre côté de l'océan, tenues éveillées par l'insistance des patrons et par les cris venant des berceaux, le regardent de loin ajuster son chapeau rouge et se perdre dans ses souvenirs. Parfois, il semble souffrir pour eux, mais ils n'ont plus de larmes. Derrière, dans la communauté lointaine, dans les yeux des siens, les restes de ses rêves ont été abandonnés.
Il ne reste qu'eux. Le lutin n'a plus qu'eux : des rangées de fleurs qui s'éloignent avec le boulevard quand la lune, la lune mère qui devrait briller pour tous, s'éloigne de la fenêtre tandis que la nuit regrette d'être arrivée en retard pour certains.
Les plus âgés disent, et ceux qui marchent sur les trottoirs tard dans la nuit, qu'il y a longtemps c'était comme eux et comme nous. Et tous disent qu'il habite toujours là, à Versoix, derrière la lune et le signe de croix, emprisonné dans un labyrinthe de miroirs cassés.

Danilo Rayo

auteur : rédacteur occasionnel

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