22.05.2024 par SSP
num.339 juin 2024 p.05
Mutation et générations

Vous n’avez pas pu passer à côté : il en sort presque chaque année, des nouvelles générations. Leurs noms sont à la limite de l’eugénisme imaginé par Aldous Huxley dans les années 1930 ; la dernière en date étant la génération Alpha, il n’y a pas lieu de se réjouir de la suite. Pourtant, les naissances doivent rester porteuses d’espoir et de lien, il vaut donc la peine d’y penser.


Dans ce meilleur des mondes, personne ne sera étonné qu’on dise qu’il se produit sous nos latitudes numériques ce que Jean-Paul Gaillard - spécialiste de psychologie et de systémique - a nommé une mutation psychosociétale, comme il ne s'en produit que tous les quelques siècles. J’en ai trouvé une bonne illustration télévisuelle dans la famille gallo-romaine de la série La petite histoire de France. Hélas internet n’a pas recensé beaucoup d’extraits de ces confrontations gaulois-romains, mais on voit bien le choc culturel.


Liée à la mise à jour technologique en réseau de l'humanité, mais tout autant à l’évolution sociétale dans le prolongement des derniers siècles, cette mutation serait bien différente d’une révolution. Dans la révolution, l’histoire européenne en témoigne, on retombe sur ses pattes et dans ses anciens travers : on avance d’un pas, on recule de deux, on avance de trois et on recule d’un… Bref il ne faut pas être pressé quand on se transforme via les voies institutionnelles ! En revanche avec une mutation, d’un coup ou presque quelque chose a changé ; et quand la mutation touche une grande partie de la jeunesse, on peut être tenté de douter, voire de paniquer. Mettant à jour l’inefficacité des méthodes de parentage traditionnelle – surtout quand on a hésité à les répliquer, tant une bonne partie paraissait oppressante et violente – et l’impact grandissant des écrans dans le développement, on voit fleurir partout des diagnostics d’atypie fort diversifiés. Or quand il y a trop d’atypiques, c’est que la norme a changé, et que ce qui faisait norme auparavant cesse d’être agissant.


Ce que Jean-Paul Gaillard dit de la mutation laisse à penser ce qui pourrait advenir. Nos jeunes générations, biberonnées à l’égalité, à la négociation, à l’autodétermination et dépourvue de culpabilité par principe, pourraient nous introduire à la possibilité de sociétés enfin débarrassée de la domination, de la culpabilité, de la silenciation, mais aussi possiblement remplies d'individus non socialisés, à la mégalomanie illimitée, confinant à la psychose là où les individus du XXe siècle étaient bourrés de névroses. Joli tableau…


En même temps j’ai écouté avec attention une sage amie qui a vu passer plusieurs générations (de celles qui duraient 20 ans) me dire que ces jeunes se croient différents, mais qu’ils sont toujours les mêmes. Étranges humains comme les autres, qui ont acquis si tôt le langage démocratique, mais qui peinent à faire société, à venir à bout des concurrences et des violences systémiques, tout en sachant si bien refuser les assignations par principe ; et projetant vers l’autre (l’autre génération, l’autre sexe, l’autre orientation sexuelle, l’autre pays, l’autre système politique) les défauts bien humains qu’ils ont décidé de ne pas voir chez eux-mêmes. Attention, c’était aussi le cas de toutes les générations qui les ont précédés, à ceci près que l’autre, auparavant, était placé à l’extérieur du groupe. Que faire quand l'autre est toujours obligatoirement à l’intérieur d'un système monde, à présent moralement indivisible dans son destin global, eu égard à la pollution et aux enjeux environnementaux et climatiques ?


Parmi les panseurs (sic) du XXe siècle, Simone Weil, témoin de la dégradation sociale, morale et politique des années trente, et dont l’expérience de vie fut très engagée et très difficile, a réfléchi aux besoins non physiques mais psychiques des humains. Dans L’Enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, son ouvrage testament écrit en 1942 et publié par Albert Camus en 1949, elle énumère quatorze besoins de l’âme humaine dont plusieurs fonctionnent en paires opposées.


Ainsi l’humain a besoin d’ordre et de liberté, d’obéissance (consentie ! le consentement étant une autre des modernités de Simone Weil) et de responsabilité, d’égalité et de hiérarchie, d’honneur et de châtiment (à nouveau consenti), de liberté d’opinion, de sécurité et de risque, de propriété privée et de propriété collective, et de vérité. « Mille signes montrent que les hommes de notre époque étaient depuis longtemps affamés d'obéissance. Mais on en a profité pour leur donner l'esclavage. » (S. Weil, L'Enracinement, 1949).


Si Simone Weil avait fait une place particulière au consentement, elle n’a pas parlé de continuum, notion aussi très actuelle. Cela dit, la liste des besoins qu’elle décrit comme universels, fait penser qu’on peut voir entre ces idées des continuum individuels et circonstanciels, qui autorisent la complexité de toutes les nuances d'un extrême à l'autre, voire des positionnement paradoxaux des deux côtés à la fois. Un continuum qui nous sort de la binarité et de l'illusoire compacité des comportements humains.


Les générations actuelles obéissent-elles moins bien que les précédentes ? Elles ont juste trouvé des maîtres particulièrement séduisants, contre lesquels il est très difficile de lutter, mais dont nous devons très vite nous inspirer si nous voulons remporter leur consentement, car il n’est d’obéissance que consentie, sans cela on l’appelle l’oppression. Peut-être n’y a-t-il d’autre remède que muter consciemment, en choisissant les aspects qui favorisent le maintien des liens avec la jeunesse, et construire une autorité solide et rassurante, mais non oppressive. Enfin ce ne peut être en vain et pour voir la jeunesse à nouveau asservie - aux machines ou aux vecteurs de haine - que nos ancêtres ont cheminé si longuement vers l’autodétermination et la fin de l’arbitraire.


Si le thème de la mutation vous intéresse, voyez l'ouvrage de Jean-Paul Gaillard, Enfants et adolescents en mutation, ESF éditeur, 2014, 5e édition. Si les besoins de l'âme et l'obéissance consentie vous interpelle, voyez Simone Weil, L'Enracinement, 1949, disponible en pdf, notamment à l'adresse : http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/enracinement/weil_Enracinement.pdf

 

 


 

auteur : Sarah Schmid-Perez

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