14.01.2024 par MAF
num.335 février 2024 p.09
Je serai pour moi unique au monde

Chères Lectrices, Chers Lecteurs, je suis heureuse de vous retrouver ce mois pour vous parler d’un phénomène sociétal à mon sens inquiétant : l’hyper narcissisme. Je parlerai plutôt de la classe d’âge proche de la mienne : les néo-trentenaires. L’idée, bien sûr, n’est pas de généraliser mais de pointer des tendances et de les décortiquer sous le prisme de mes propres observations ou en m’appuyant sur des études.

Depuis plusieurs années, j’entends de plus en plus de phrases telles que « écoute-toi », « pense d’abord à toi » ou encore « prends soin de toi ». S’il émane de ces conseils un certain bon sens que je ne remets pas en question, je pense néanmoins que cela dénote aussi une forme de narcissisme. Le « moi » est au premier plan. L’autre passe à la trappe. « Ce Moi si enflé qu’il ferme l’âme » écrivait par ailleurs Victor Hugo.

Au jour d’aujourd’hui, de nombreux jeunes adultes occupent leur temps libre par une session chez le naturopathe, une retraite de yoga, ou une séance de spa suivie d’un massage à l’argile... La liste de ces activités autocentrées n’est évidemment pas exhaustive. Toutes ces occupations sont certainement bénéfiques au niveau individuel. Mais quid de la collectivité ? Qu’en est-il du monde qui nous entoure ?

Mes semblables prennent rarement le temps de s’investir pour autrui. Nous ne parlons pas souvent de bénévolat ou d’engagement social. Il est parfois question de féminisme ou d’écologie, mais les débats sont vite abrégés car il semble urgent de revenir à l’essentiel : « Vous savez quoi, j’ai décidé de me faire du bien : j’arrête le sucre et le gluten et je m’inscris au fitness ! » En outre, le #se choisir est de plus en plus populaire sur les réseaux sociaux.

Ce Moi boursouflé, ce narcissisme hypertrophié est probablement le corollaire d’une société de l’épanouissement obligé, du consumérisme, de la victimisation et de l’infantilisation générale. Pompon de cette dérive : la « sologamie », c’est-à-dire le mariage avec soi-même, est désormais en vogue, bien qu’elle ne soit (jusqu’à présent) reconnue par la loi dans aucun pays.

L’essayiste Jean-Laurent Cassely fait la distinction entre « individualisme » et « hyper individualisme ». La première notion est issue du siècle des Lumières. Il s’agissait d’une conquête de la modernité dont le but était de s’arracher aux contraintes sociales à une époque où l’individu en tant que tel n’existait pratiquement pas. Ce mouvement d’émancipation permettait une plus grande autonomie du sujet. C’est seulement vers la fin du 20e siècle que nous sommes passés à une société hyper individualisée, ou hyper narcissique, qui est une dérive de l’individualisme.

Mais au fond, pourquoi l’hyper narcissisme apparaît-il ? Est-ce que tel un Narcisse désespéré, ma génération se noie dans un océan d’égoïsme plutôt que d’affronter le monde dévasté, légué par la génération précédente ? Cette dérive narcissique, cette obsession d’être unique au monde, cette incapacité grandissante à penser à autrui, cet amour total de soi-même et ces milliers de selfies qui en attestent sonnent-ils le glas d’un monde lui-même à la dérive ?
Peut-être bien. Mais ça, c’est une autre histoire. Manon

auteur : Manon Frésard

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