10.05.2021 par FK
num.309 juin 2021 p.07
Enfance et pandémie de la COVID-19 : un entretien avec Philip D. Jaffé

Philip Jaffé est Psychologue, Professeur à l’Université de Genève et Membre du Comité International des Droits de l’Enfant de l’ONU. Il a trouvé le temps, malgré un emploi du temps surchargé, de répondre à nos questions. Nous l’en remercions !//

Francine Koch : Quels constats est-on en mesure de faire aujourd'hui sur les effets (positifs et négatifs) de la pandémie à propos de la santé physique, émotionnelle et psychologique des enfants dans notre pays. Y-a-t-il des enfants qui ont été plus vulnérables que d’autres ? Si oui, lesquels et pourquoi?

Philip D. Jaffé : Juste pour rappel, car cela est véritablement extraordinaire, l’impact direct de la Covid 19 a été très faible sur les enfants en termes de morbidité et de mortalité. Imaginez si nous avions dû nous soucier des ravages de la pandémie parmi nos enfants et les enterrer en aussi grand nombre que nos aînés… la détresse que traverse actuellement notre société aurait été insupportable!

Mais la pandémie a malgré tout beaucoup affecté les enfants, dont les réactions ont varié au cours de l’année écoulée, selon de nombreux facteurs. Diverses études montrent que l’adolescence est la catégorie d’âge avec la plus forte prévalence de symptômes anxieux et dépressifs, ceux-ci ayant atteint leur point d’orgue - environ un.e adolescent.e sur trois - avec la récente troisième vague. L’ennui, l’isolement et la solitude, les restrictions en tout genre, les perturbations dans leurs formations et l’impossibilité de se projeter avec clarté dans le futur ont progressivement sapé leur résistance.

Une bonne partie de la santé mentale et du dynamisme des enfants et des adolescent-e-s provient de la capacité des parents et des adultes à assurer et à rassurer. Or tous les parents n’ont pas pu être aussi résilients que nécessaire et cela a en quelque sorte induit des réactions psychologiques très fortes chez les plus jeunes. Par exemple, impossible de ne pas remarquer une augmentation des pensées suicidaires et des tentatives, également chez des préadolescent.e.s.

Pour l’heure tout porte à penser que les enfants plus jeunes s’en sortent généralement mieux, mais il convient aussi de se méfier des généralités. Toutefois, ceux qui étaient préalablement vulnérables (avec des besoins particuliers, vivant dans des familles en difficulté, etc.) sont particulièrement affectés. Beaucoup d’autres ont présenté des perturbations du sommeil, de l’humeur, du comportement.

Tout n’est pas négatif pour autant. Par exemple, si de nombreux enfants ont fait des overdoses d’écrans et de streaming de vidéos, beaucoup en revanche ont passé plus de temps à l’extérieur, en compagnie de leurs parents et ont pu exercer leur capacité d’imagination.

 

FK : Comment l'Etat (Confédération, Cantons, Communes) a-t-il pris en compte les droits de l'enfant dans la gestion de la pandémie?

PDJ : Disons que la prise en compte des droits de l’enfant a pris du temps. L’un des droits que prévoit la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, convention contraignante en vigueur en Suisse depuis 1997, est que les enfants doivent être informés des circonstances qui les affectent. C’est un droit. A titre d’exemple, lors de la première vague de la pandémie, les premières ministres norvégienne et néozélandaise ont donné des conférences de presse spécifiquement adaptées aux enfants. Elles se sont mises à leur niveau pour qu’ils puissent mieux comprendre et prendre en compte les défis qui les guettaient. En Suisse, on peut dire que les autorités à tous les niveaux n’ont pas communiqué avec les enfants. Par ailleurs, il faut reconnaître que les enfants et les jeunes se sont beaucoup mobilisés pour aider les plus anciens notamment durant la période de confinement de la première vague.

FK : Quelles conséquences sur l'instruction des enfants ?

PDJ : S’il est un domaine où la Suisse a brillé par rapport à bien des pays limitrophes, c’est celui-ci. Les structures scolaires ont continué à fonctionner sauf durant quelques semaines au cours de la première vague. Certains niveaux ont plus pâti que d’autres, notamment celui du post-obligatoire et l’univers des apprenti.e.s. Sans être mauvaise langue, cette situation positive découle moins d’un respect du droit de l’enfant à l’éducation que d’une volonté de protéger des pans entiers de l’économie en libérant les parents pour qu’ils puissent travailler autant que possible…


FK : A-t-on demandé directement aux enfants ce qu'ils vivaient, ressentaient, éprouvaient pendant cette période? si oui, comment? Un exemple?

La réponse est plutôt non. Globalement, les enfants n’ont pas été sollicités pour leur avis dans la gestion de la politique publique. Certaines initiatives de soutien en faveur de la jeunesse ont été à juste titre saluées.
Par exemple, tôt dans la pandémie au CHUV à Lausanne, un groupe d’adolescent.e.s souffrant de différentes pathologies chroniques a mené des réflexions sur l’impact négatif conséquent de l’urgence médicale de la COVID 19 sur leur propre prise en charge. Cette expérience a rapidement mobilisé une rencontre scientifique de haut niveau qui a émis, à l’aune des droits de l’enfant, un certain nombre de recommandations et généré un appel aux plus hautes sphères politiques. Notamment, nous avons adopté la position que « les autorités devraient expliciter et transmettre les valeurs fondant les décisions sanitaires qui sont prises et systématiquement consulter les enfants/adolescent.es et les inclure dans les processus décisionnels ». Ce n’est que ce Printemps 2021 que les Autorités semblent avoir pleinement pris la mesure de la crise profonde affectant les enfants et les adolescent.e.s. La réponse est passée par un assouplissement des mesures les concernant, mais la notion d’accentuer leur participation n’a pas été retenue.


FK : Dans des pays moins favorisés que le nôtre, que peut-on dire de la situation des enfants dans le contexte de pandémie? (Brésil, Inde, Afrique...)

PDJ : Sur le plan global, les effets de la pandémie ont été dévastateurs pour les pays moins favorisés. La liste est très, trop longue. Fermeture des écoles durant des mois et impossibilité de mettre en place des enseignements à distance, augmentation de la pauvreté, recul des droits des filles qui ont été confinées dans les foyers, mises à contribution pour des tâches ménagères, exposées à plus d’abus sexuels et mariées en plus grand nombre de manière plus précoce. La pandémie a clairement mis en exergue le fossé immense entre les pays du Nord, riches mais vacillants, et les pays émergeants, pauvres et en perdition sur le plan socio-administratif. Les troisièmes vagues qui affectent actuellement cruellement l’Inde et le Brésil (et l’Amérique du Sud) auront des effets dévastateurs sur la qualité de vie des enfants et des adolescent.e.s qui, par ailleurs, continuent à cumuler des retards dans leur scolarité et leur formation.

FK : Que se passe-t-il pour des enfants qui cumulent les difficultés comme une situation de guerre et une pandémie? (Syrie par ex.)?

PDJ : Les enfants des zones d’implosion sociale comme en Syrie ont été exponentiellement impactés. L’assistance humanitaire a été freinée par la pandémie, ce qui n’a fait qu’accentuer les multiples catastrophes humanitaires. Bien évidemment, les enfants sont parmi les premières victimes de ces situations de pénurie et d’absence de prise en charge sociale!

FK : Qu'est-ce que chacun-e d'entre nous peut faire pour soutenir les enfants d'ici et d'ailleurs dans cette crise?

PDJ : Sur le plan immédiat, en Suisse, il convient de s’assurer que les services sociaux et psychologiques aient les ressources pour répondre à la demande croissante et inéluctable de prises en charge d’enfants et de familles. Cette réponse devra être opérationnelle sur les années qui viennent. Il faudra soutenir des enfants et des adolescent.e.s qui doivent dominer leurs difficultés psychologiques, rattraper leurs retards scolaires et de formation et remettre le pied à l’étrier socialement, sportivement et culturellement… les aider à revivre de manière plus insouciante.

Sur le plan international, l’actualité commande que les pays plus fortunés, comme la Suisse, augmentent leur engagement humanitaire et apportent les compétences nécessaires à la gestion des crises exacerbées dans nombre de pays, dont la jeunesse paie un lourd tribut. La COVID 19 nous a appris de manière cinglante que nous vivons dans un monde globalisé et que la santé et la sécurité d’un pays ou même d’un continent ne peuvent pas être réalisées en vase clos. La coopération et la solidarité internationale n’ont jamais été aussi nécessaires.

Le premier enseignement de cette pandémie est que nous devons déjà planifier les bases d’une société plus résiliente. Cela signifie que des leçons doivent être tirées et intégrées aux préparatifs des prochaines crises qui immanquablement éclateront. En effet, la crise climatique et ses conséquences sur la biodiversité accroît le risque de nouvelles pandémies, déjà à court terme. Ici, il y a bien entendu des actions gouvernementales qui doivent être repensées sur le plan économique et sanitaire.
Mais je suis aussi convaincu que nous devons améliorer les mécanismes de communication à l’égard de toutes les composantes de la société… et en particulier en faveur des jeunes, enfants et adolescent.e.s. De leur implication future dépendra la qualité des réponses aux prochaines crises.

Propos recueillis par Francine Koch

auteur : Francine Koch

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