Patrick MORET
10.03.2016 par CS
num.257 avril 2016 p.11
Artisanss de Versoix : le forgeron à la réputation forgée

Commerçants de Versoix: le forgeron à la réputation forgée

Qui sont les commerçants et artisans de Versoix ? Comment vivent-ils les mutations de notre époque, qu’elles soient locales, avec la transformation de la ville, ou mondiales, par la concurrence d’internet?

Dans le numéro précédent, ce sont les fleuristes du magasin Floréal qui ont témoigné de leur situation. Ce mois-ci, la parole est donnée à Patrick Moret, forgeron exerçant à Versoix depuis près de trente ans. Nous l’avons rencontré dans son atelier, à la Place du Bourg, où l’artisan forge, découpe, soude, et répare toutes sortes d’objets métalliques.

- Versoix-Région : Pourquoi avoir décidé de venir implanter votre commerce à Versoix ?

Ma famille travaille à Versoix depuis 1938. Mon grand-père et mon père étaient forgerons. A un moment donné, je me suis mis à mon compte. Mon père était lui aussi à son compte, on était à deux endroits différents. On était concurrents entre guillemets, mais on partageait les mêmes outils. De mon côté, j’ai perfectionné le système d’intervention sur place. C’est ma spécialité. Mon père avait commencé dans ce sens, mais j’ai pu étendre le service de réparation vu que ma formation est de mécanicien de machines agricoles. A l’arrivée de mon grand-père, venu du canton de Vaud, il y avait déjà un maréchal-ferrant qui travaillait en relation avec le charron. Mon grand-père s’occupait de tout ce qui était métal et le charron construisait les chars. Après avoir essayé d’autres métiers, l’ «appel des sources» a été plus fort et j’ai donc décidé de reprendre la forge à Versoix.

- V-R : Comment décririez-vous votre clientèle, aujourd’hui ?

Variée. J’ai des clients très fidèles avec qui je travaille depuis trente ans. Mais je reçois toujours de nouveaux clients, des clients très variés puisque je fais un métier qui touche à tout. Je travaille parfois avec de grands magasins. Parfois, ce sont des particuliers qui viennent pour des pièces spéciales à construire ou à réparer. Je me déplace dans Versoix et ses environs mais aussi parfois jusqu’à Lausanne. Il y a bien sûr des périodes où il y a plus de demandes que d’autres… Mais d’une manière générale ma clientèle augmente, car les gens, conscients des problèmes environnementaux dus au gaspillage et ayant moins d’argent pour racheter neuf, essayent de plus en plus de faire réparer ou récupérer des pièces cassées.

- V-R : Vous sentez-vous menacé, professionnellement, par les grosses enseignes et magasins de bricolage ?

Non, pas du tout. Je fais des choses assez spéciales que vous ne trouvez pas dans tous ces grands commerces. A vrai dire, je travaille pour ces grosses boîtes. Plus il y a de commerces de ce type, plus il y aura, à long terme, de problèmes de casse et donc de réparations à faire. Ces entreprises ont parfois un groupement qui s’occupe des réparations, mais ils sont souvent extrêmement débordés. Donc ils font appel à du local. L’avantage avec le service local, c’est que lorsque j’ai fait un boulot, si les clients ne sont pas contents, ils m’appellent et je me déplace pour arranger ça. Parce que j’ai ma réputation à sauver… Ma préoccupation principale est la satisfaction de mon client, et qu’il dise du bien de mon boulot autour de lui. Beaucoup d’artisans ont ce même esprit. Donc normalement, quand vous travaillez dans un secteur aux alentours de vous, vous devez être très bon et ne pouvez pas faire du mauvais boulot, parce que ça se retourne directement contre vous. Les gens vont dire «il ne faut pas aller chez lui parce qu’il travaille mal ou parce qu’il est trop cher». Mais ces «on dit» sont sains, parce qu’ils exigent qu’on soit toujours performant. Et avoir des concurrents, aussi, c’est bien. Parce qu’on est obligé de s’aligner. Et parfois, entre artisans voisins, on collabore, parce que chacun est spécialisé dans un domaine ou il y a certains travaux qu’on ne sait pas faire. Alors on s’envoie des clients.

- V-R : Vous dîtes ne pas être personnellement préjudicié par les évolutions de la société et de la commune. Toutefois, il semblerait que de nombreux artisans tendent à fermer boutique. Quelles sont, selon vous, les difficultés rencontrées par ces commerçants ?

Dans ma rue, on était plus d’une dizaine d’artisans, il y a trente ans. Aujourd’hui on n’est plus que trois. Certains sont partis en retraite et personne n’est là pour faire perdurer le commerce. Ce n’est pas évident, de nos jours, de se mettre à son compte. Moi, j’ai commencé dans les bonnes années et puis, étant à l’époque encore chez mes parents, je ne prenais pas beaucoup de risques. Aujourd’hui, les locaux sont très difficiles à trouver. Surtout pour un métier comme le mien, dans lequel on doit pouvoir travailler à l’extérieur, on fait du bruit, de la fumée. Il faut de la place et les loyers sont extrêmement chers. Plus vous cherchez à être au centre-ville, plus c’est cher. On finit souvent par s’expatrier, par s’isoler en marge du centre. Il faut donc être très connu pour que les clients viennent vers vous. Le problème, c’est que les commerçants implantés depuis de nombreuses années passent en retraite et, comme il est très difficile de créer une nouvelle activité, il n’y a pas de nouveaux commerçants pour les remplacer.

- V-R : Pensez-vous qu’il est quand même possible, au jour d’aujourd’hui, dans une ville comme Versoix, de faire tourner un petit commerce traditionnel?

Je m’aperçois qu’il y a beaucoup de changements autour de moi et que beaucoup d’entreprises ne restent que trois ou quatre ans. C’est assez dur de se faire sa place de nos jours. Je suis un peu une exception parce que je suis le seul forgeron ici à Versoix, maintenant. Mais pour se lancer, il faut trouver des locaux pour s’installer et avoir une certaine somme de base, car cela peut prendre plusieurs années avant de voir fructifier son commerce. Plus la ville est grande et plus il y a de commerces, plus c’est difficile car le client va toujours Là où c’est le moins cher, sans vraiment prendre en considération la qualité du travail exécuté. Les gens ont perdu la valeur du travail artisanal. Mais ça revient petit à petit.

- V-R : Pensez-vous que ce travail artisanal et ces petits commerces sont encore nécessaires aujourd’hui ?

Bien sûr, c’est ce qui fait vivre, ce qui tient le pays. Les grosses boîtes, au bout d’un moment, comme elles ont beaucoup de frais et qu’il y a beaucoup de concurrence, elles vont chercher de la matière première bon marché de plus en plus loin, dans les pays de l’Est ou en Chine. Pour continuer à réduire leurs frais, elles vont aussi commencer à fabriquer leurs produits dans un autre pays. Au final, le marché n’est plus suisse. Et ces petits commerces locaux permettent le dialogue, la proximité avec la population. En tant qu’artisan local, on connaît la population de la ville. On fait partie intégrante de Versoix. Les grandes enseignes, elles, restent anonymes. On peut connaître certains caissiers, surtout les plus anciens, mais il n’y a pas ce lien intime que vous créez avec des petits commerçants. Les clients viennent régulièrement voir le forgeron ou la fleuriste parce qu’ils se connaissent. De plus, comme je l’ai déjà dit, on peut, entre commerçants, s’entraider en recommandant d’autres commerces aux clients. Il y a une certaine solidarité qui se crée. Et c’est ce qui fait tenir le village, la ville, le canton, le pays.

- V-R : Que préconisez-vous pour la survie de ces commerces ?

Un miracle ? Non, mais le problème, c’est qu’on est dans une société dans laquelle tout va trop vite. Tout le monde veut tout, tout de suite. On a donc énormément de pression. Comme je suis seul, je dois tout faire, travailler au bureau, recevoir les clients, me déplacer sur le terrain… et rapidement ! Avant, on avait le temps. Le client venait, expliquait ce qu’il voulait, repartait et attendait que le travail soit fait, conscient que ça pouvait prendre du temps. Aujourd’hui, le client vient et demande à ce que le travail commence le lendemain et qu’il soit terminé au plus vite. Il appelle toutes les semaines pour demander quand ça sera fait et pourquoi ce n’est pas encore terminé. Il n’y a plus la même relation de confiance qu’il y avait autrefois.

- V-R : Comment les revaloriser, concrètement ?

La commune - même si je pense qu’elle a déjà pas mal fait pour l’artisanat en général - et les banques pourraient aider les artisans à se mettre à leur compte et à gérer leur business.

- V-R : Comment envisagez-vous l’avenir pour votre activité et vous-même ?

Tant qu’on ne pourra pas souder par internet, je continuerai à avoir du boulot (rires). Internet permet certainement de faire plein de choses, de commander des pièces, de les dessiner, etc., mais il faut toujours des vrais gars qui se déplacent pour faire le travail et pour instaurer un dialogue avec le client. C’est ce qui est intéressant dans l’artisanat. Il faut des petits commerçants et artisans ; ils sont le cœur même d’une ville.

Si son entreprise artisanal continue à bien tourner, Patrick Moret semble avoir conscience qu’il est une exception puisque de nombreux autres petits entrepreneurs de la région sont contraints de mettre rapidement la clef sous la porte. Artisans et commerçants de proximité sont de moins en moins nombreux alors qu’ils tiennent une place unique dans la société. Leur savoir-faire ne peut être remplacé ni par la cadence industrielle des grandes surfaces, ni par toutes ces avancées technologiques. Un petit coup de pouce de la ville et ses habitants semble de mise aux yeux du forgeron.

Texte : Carla da Silva et Yann Rieder

Photo : Carla da Silva

auteur : Carla Da Silva

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