26.01.2020 par ro
num.296 mars 2020 p.05
Marche pour le climat Davos 2020

Marche d'hiver à Davos pour la justice climatique et contre le WEF

Silence. Un silence agréé pour ne pas déranger la faune en traversant cette réserve naturelle au-dessus de Klosters (GR). Un silence remarquable car observé par des centaines de participant·e·s à la Marche d'hiver à Davos pour la justice climatique et contre le WEF (World Economic Forum), normalement beaucoup plus bruyant·e·s. Un silence auto-imposé par un consensus communiqué moyennant un geste de main spécifique repris sur toute la longueur d'un cortège qui descend en serpentant sur 200m de ce sentier difficile, raide et couvert de neige et de glace. Bref, un silence qui incarne l'éthique et les valeurs qui sous-tendent cette manifestation.

Je plane toujours parmi mes souvenirs de diverses rencontres avec des personnes venues de plusieurs pays, de discussions, de vues époustouflantes, de villages grisons, de rires, sourires, émotions et énergie. Du milieu du cortège, en regardant en arrière ou en avant, on voyait flotter fièrement nos bannières et panneaux faits-maison comme autant de drapeaux de croisade, témoins d'une foi en un nouveau monde : «We are unstoppable, another world is possible!» Une expérience inoubliable, dont je remercie infiniment les organisateur·trice·s.

Comment accueillir, organiser, encadrer et motiver des centaines de personnes sur trois jours et 40 km ? Et ce d'une manière consensuelle, non-coercitive et joyeuse ? La logistique défie la raison, et en effet les jeunes organisateur·trice·s ont passé neuf mois à planifier un événement qui attirerait enfin 1'000 personnes, y compris beaucoup de jeunes familles, le premier jour et 600 les deux autres jours.

L'équipe Strike-WEF (strike-wef.org) avait sillonné le territoire en avance pour établir la route (Landquart-Schiers-Klosters-Davos) et trouver des résident·e·s prêt·e·s à mettre à disposition des chambres, des lits, un restaurant pour pause thé/toilettes, voire une salle communale ou de sports comme dortoir; elle a aussi négocié avec les autorités et la police pour avoir les permis requis; et elle nous aide en cours de route à former de petits groupes afin de faciliter la prise de décisions tactiques et forger la solidarité entre marcheurs.

Chaque étape est soigneusement préparée. Il y a de la nourriture pour tout·e·s, matin, midi et soir, en plaine comme en haute montagne, fournie par une «cuisine collective» mobile, spécialiste de tels événements, et que chacun·e paie selon ses moyens. De la bonne bouffe délicieuse et copieuse; végane d'ailleurs - la transition alimentaire est déjà en route et n'implique pas un avenir moins savoureux.

À part les slogans scandés et les chansons, la marche est animée par une équipe internationale de clowns et une autre de tambours. Méme si l'encadrement policier semble, pour la plupart, bienveillant, les clowns s'amusent à se moquer sans malice des agents qui se tiennent, un brin trop sérieux, au bord de la route dans des villages, ou à poser en tableaux comiques pour des photos. Des énergies exhilarantes qui nous remontent le moral aux moments de fatigue.

Des juristes et des «gardiens de la paix» bénévoles marchent avec nous en cas de difficultés avec la police, en plus d'une équipe sanitaire. A l'entrée de Klosters, un hôtelier enragé sort pour nous crier : «Vous êtes une honte pour la Suisse !» Il semble prêt à s'en prendre aux marcheurs mais ces équipes calment la situation.

Pour la communication, ludique mais efficace, d'abord ce geste de main levée repris par chacun·e jusqu'à ce que règne le silence, puis une personne crie dans un mégaphone. Le message est alors transmis par les autres en chœur le long du défilé, en allemand et en anglais. Il y a toujours des informations claires dès qu'il s'agit de choix à faire ou de questions d'organisation, hébergement ou autre.

Un triomphe. Partout les gens nous accueillent ou saluent avec bienveillance; dans un village nous sommes honorés par un solo de cor des Alpes. Nous arrivons à Davos avec le sentiment d'avoir vraiment témoigné. L'excitation et la joie règnent en rejoignant la place centrale. Un grand merci, bien mérité, est proposé aux organisateur·trice·s par les participant·e·s.

Il est dommage que les principaux médias suisses ne se soient pas penchés en détail sur cet événement unique. Davos est synonyme de WEF, institution qui pèse évidemment plus lourd qu'un assemblage de 600 personnes ordinaires avec leurs panneaux bricolés et leur slogans. Et pourtant notre entrée à Davos est historique : ce serait la première manifestation autorisée dans les parages du WEF depuis des décennies. Par ailleurs, l'événement est le produit du bénévolat et d'une organisation horizontale, d'une coopération sans but lucratif au bénéfice de tout·e·s. Il s'agit d'une mise en oeuvre pratique d'idéaux alternatifs, radicalement différents des structures prônées par les membres du WEF et mieux à même de faciliter la transition vers un monde meilleur que ce club privé d'élites néolibérales, qui se proclame «engagé pour améliorer le monde» tout en accueillant les pontes des grosses sociétés multinationales suisses dont les hiérarchies bafouent les droits humains et environnementaux partout.

Les médias ont une responsabilité clé dans la modification de mentalités qui nous mènera vers la justice climatique et une société plus équilibrée. Quel est l'intérêt de reprendre chaque année les lieux-communs prononcés par nos dirigeants, paroles qui n'ont pas changé depuis des décennies? «Notre maison brûle!» a martelé Jacques Chirac en 1992 déjà, au Sommet de la Terre à Rio. C'était un propos choquant à l'époque. Mais depuis, une telle déclaration tombe des lèvres de l'un ou l'autre personnage tous les deux jours - notre Présidente n'a pas manqué de répéter le mantra cette année à Davos - sans que rien ne change.

Au lieu de publier une énième fois de telles platitudes, pourquoi pas interviewer les marcheurs pour voir ce qui se trouve derrière leurs slogans ? La chaîne alémanique SRF a dédié plus de temps à un reportage sur les fans d'avions venus à Kloten pour voir atterrir l'avion de Trump qu'à l'analyse des idées et motivations de ces activistes.

Des valeurs sûres, c'est ce que nos médias aiment; au sujet des (dé)marches vraiment alternatives ... silence.

Nigel Lindup, Versoix 

auteur : rédacteur occasionnel

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