23.11.2012 par SZ
num.224 déc. 2012 p.03
Fleur d'Eau, la saga immobilière

Fleur d’Eau, la saga immobilière

Qui l’eût cru ? Une agitation frénétique de pelles mécaniques et autres machines de chantier a commencé au terrain de Fleur d’Eau, en bordure de la route suisse, au niveau du quartier de Montfleury. Il y a de quoi se poser des questions. Des années durant, un magnifique panneau promettait un projet mirobolant d’un complexe immobilier de type administratif, tandis que sur la terre promise, des ronces, des orties et des mauvaises herbes proliféraient à cœur joie et en toute tranquillité. Un panneau chimérique tombé en disgrâce que, semble-t-il, seule la bise aura eu l’audace de renverser.

Aujourd’hui, c’est l’inverse qui se produit. L’absence de panneau explicatif contraste avec l’agitation du récent chantier. Qu’en est-il donc de ce projet Fleur d’Eau qualifié par d’aucuns de «spéculatif» (à l’instar du rapport de la minorité dans les débats de 1995 au Grand Conseil, sur le projet de loi visant la création d’une zone de développement à Versoix*)? Que s’est-il passé durant toutes ces années ? Qu’est-ce qui se construit actuellement ? Qui est derrière?

Certes, un projet dont les premières tractations remontent à près d’une génération ne peut souffrir d’une explication hâtive. Surtout que ce dossier complexe fait preuve d’autant de rebondissements qu’une véritable saga.

Un accord tacite

L’historique du dossier remonte en fait autour de 1988 et est lié au projet de la Pelotière. Les autorités de Versoix montrent alors des réticences pour déclasser un terrain destiné aux villas afin d’y construire 270 logements sociaux. Pour amadouer les autorités, l’Etat de Genève conclut un marché : en échange du déclassement de cette zone villas, la commune pourrait voir s’ériger un quartier d’affaire au lieu-dit Fleur d’Eau, en bordure de la route suisse. L’offre est alléchante et les autorités versoisiennes acceptent, bien qu’aucun document officiel n’atteste de cet accord. Parmi les premières traces écrites de ce projet, on trouve un compte rendu administratif et financier de l’exercice 1988 se réjouissant que : «L’important dossier de «Fleur d’Eau» a connu une issue heureuse". En juin 1988 a été mis à l’enquête publique un projet de loi visant à la création d’une zone de développement 4A destinée à des activités commerciales et administratives ainsi que d’une zone de verdure. (…) Le 5 septembre 1988, le Conseil municipal a préavisé favorablement la réalisation du complexe de Fleur d’Eau, et c’est le 16 décembre 1988 que le Grand Conseil a adopté cette loi. Il en résulte pour Versoix la perspective d’ouvrir 11.500 mètres carrés de plancher administratif, d’accueillir un nombre considérable de nouvelles entreprises, et par conséquent d’emplois, source de revenus fiscaux. (…)

Les efforts du Conseil administratif alliés à ceux de M. C. Lavizzari, promoteur, et ceux du Département des travaux publics sont donc couronnés de succès.» Tout semble aller sous les meilleurs auspices. Le plan localisé de quartier (PLQ) avalisant ce développement est adopté par le Conseil d’Etat en 1991.

Et pourquoi pas des logements?

Lentement mais sûrement, le projet fait son chemin. Le 11 juillet 2002, le canton délivre une autorisation de construire pour de l’activité commerciale et administrative (comme prévu initialement). Puis plus rien. Il semble que personne ne soit preneur pour réaliser cet important complexe. Au niveau des autorités cantonales, on commence à penser qu’un projet de logements serait sans doute plus attrayant… Alors, devant l’impossibilité manifeste de mener ce projet à terme, le Département de l’aménagement de l’équipement et du logement (DAEL), - devenu depuis le Département des constructions et des technologies de l'information (DCTI)- demande au Conseil administratif de Versoix (CA) son accord pour un éventuel changement d’affectation en vue de créer des logements à loyers libres. Bien que regrettant cette décision qui annule la possibilité de créer des emplois à Versoix, le CA se prononce favorablement pour une entrée en matière.

La société immobilière du promoteur C. Lavizzari suit le mouvement destiné à transformer le projet en des logements à loyers libres. Résultat : invoquant l’intérêt général, le Conseil d’Etat délivre une nouvelle autorisation de construire du logement en 2008. Surgissent alors plusieurs recours des quartiers de maisons voisines à qui ce nouveau projet déplaît fortement. Les promoteurs devront même aller jusqu’au Tribunal fédéral. Verdict ? Joint par téléphone, le promoteur Benjamin Lavizzari rapporte : «Nous avons finalement perdu. Le Tribunal fédéral a considéré qu’il s’agissait d’une dérogation trop importante par rapport au plan localisé de quartier (PLQ), et qu’en conséquence, il préconisait de construire de l’administratif. Nous, en tant que promoteurs, pensons qu’avec la pénurie de logements qui sévit, il aurait été mieux de privilégier du logement.»

Mais au fait, quel genre d’habitations était-il prévu ? Il s’agit de 75 appartements en PPE (propriété par étage, comme le domaine en dessous)…

Souci au niveau du trafic

Retour à la case départ : le projet initial destiné à de l’activité commerciale et administrative est remis sur les rails selon la première autorisation de construire datant de 2002 et prolongée… huit fois. En 2012, tout s’accélère.
Les copropriétaires -Le nouveau comptoir des promoteurs réunis (la famille Lavizzari) et l’entreprise de construction Implenia- vendent le terrain au Crédit Suisse tout en conservant la réalisation du mandat de construction. Ni une ni deux, le chantier se met en œuvre. Les immeubles sont prévus pour 2014.

Le hic ?

Il se situe au niveau de la route suisse, comme l’explique Christophe Kobler, chef du service communal de l’aménagement et de l’urbanisme: «Nous avons une grosse crainte au niveau du trafic que va générer ce projet qui prévoit un nombre de places de parc impressionnant (ndlr : 270). Le problème vient du fait que ce projet est un peu anachronique. On est dans une situation où l’on va construire sur une autorisation délivrée en 2002. Il n’y pas de miracle : en dix ans, il s’est passé beaucoup de choses, notamment au niveau de l’environnement et de la mobilité. Si l’autorisation était délivrée aujourd’hui, le Conseil d’Etat aurait exigé une étude de circulation liée à ce dossier. Là, on se retrouve avec un parking contenant plus de places de parc que celui de la future Migros. En plus, il débouche directement sur la route suisse, ce qui serait impensable aujourd’hui. L’utilisation du chemin de la Grève (qui descend vers le domaine d’habitation Fleur d’Eau) aurait été une solution à ce problème, mais il y a eu un accord entre les promoteurs et les voisins pour ne pas l’utiliser.
Actuellement, on est en pleine négociation avec la direction générale de la mobilité et les promoteurs. Ces derniers se prévalent de l’autorisation en force. Disons qu’il y a une ouverture moyenne de leur part à nos revendications parce que légalement nos moyens de pression sont limités. On sent aussi qu’il y a une volonté d’aller très vite avec ce dossier qui a beaucoup traîné.»

Des mesures d’aménagement

Du côté de Benjamin Lavizzari, un son de cloche un peu différent: « Bien sûr, le projet a été remis à jour : il y a eu des petites adaptations qui se sont faites en fonction des normes mais qui n’entrent pas en compte dans l’autorisation de construire. Le trafic est aussi un de nos soucis : on n’implante pas quatre bâtiments juste comme cela. On est actuellement en discussion pour trouver des solutions à court, moyen et long terme.» Pour Christophe Kobler : «il faudra peut-être accompagner le projet de mesures d’aménagement à la hauteur de l’ambition du parking de Fleur d’Eau.» Par exemple : la refonte complète du carrefour de Montfleury. Pour l’heure, la commune a sollicité un rendez-vous urgent avec les conseillers d’Etat en charge de la mobilité et de l’urbanisme. L’issue dépendra donc de ces autorités. Quant aux images de synthèse du futur complexe, elles pourraient être disponibles dans le courant du premier trimestre de l’année prochaine, selon les dires de Monsieur Lavizzari.

En conclusion…

A la lumière de tous ces éléments constituant le dossier Fleur d’Eau, on pourrait questionner la pratique de l’Etat consistant à permettre qu’une autorisation de construire soit prolongée si longtemps sans exiger de celle-ci une réévaluation et une remise à jour. On peut aussi noter le peu de concessions de la part des promoteurs pour adapter réellement le projet aux problématiques actuelles, préférant attendre des autorités des solutions de réaménagement de la route suisse. Ce qui nous amène enfin à réfléchir au coût et aux conséquences que vont générer ces solutions, en termes d’étude et de réaménagement du secteur, si aucune autre issue n’est envisagée par le conseil d’Etat.
Non, la saga n’est pas encore terminée.

*PL-7185-A, www.ge.ch/grandconseil

auteur : Sandra Zanelli

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