23.11.2012 par JJ
num.224 déc. 2012 p.12
Les infrastructures et économiesuisse - une vision d'avenir?

Economiesuisse, jamais avare de “bonnes” idées à partager avec le bon peuple qui n'y entend rien en matière d'économie, d'entreprise et d'emploi, nous a gratifiés le 2 juillet dernier d'un article pour nous expliquer ce que l'état doit faire en matière d'infrastructure pour aider l'économie.
Je m'attarderai sur la contribution la plus “gratinée” selon moi, celle de M. Kurt Lanz. Le premier point mis en avant est : “Les mesures de libéralisation dans le domaine des infrastructures doivent être promptement mises en œuvre.”

L'exemple des télécommunications

M. Lanz prend l'exemple des télécommunications où, selon lui, “la libéralisation se traduit par de meilleures prestations à des prix plus avantageux.” Le prix des communications a bien baissé depuis le début du téléphone portable. Toutefois, comment prétendre que c'est uniquement dû à la concurrence et non pas à une massification du marché ? Le fait est que beaucoup plus de gens utilisent un téléphone portable aujourd'hui et c'est cette masse critique qui rend les infrastructures plus rentables. Un meilleur service ? Aucunement. Swisscom couvre toujours plus de territoire que ses deux autres concurrents, ce qui revient à dire que pour la moitié de la population il a fallu faire un choix entre la qualité du réseau et le prix. Quant au réseau, le problème va s'aggraver avec les réseaux 4G de prochaine génération qui vont nécessiter des investissements qui se compteront en milliards. Autrement dit, il est fort probable que seul Swisscom disposera, dans un premier temps du moins, des capitaux nécessaires pour investir, accentuant ainsi les différences entre réseaux.

Une question de culture d'entreprise

Il me semble évident qu'un monopole d'état n'aurait pas pu faire pire. En fait, on observe cette mentalité entrepreneuriale typique qui veut que l'état ou une entreprise étatique ne peut pas être efficace, sans doute parce qu'on est attiré par les profits possibles en tant qu'entreprise privée. Le fait est que les entreprises privées ne sont pas forcément meilleures en termes d'investissements. Prenons un exemple que je connais bien. Deux entreprises de tailles similaires, opérant dans le même domaine : Apple et Microsoft. En termes de pourcentage des recettes, Apple ne dépense qu'une fraction de ce que Microsoft dépense, et ce depuis plus d'une décennie. Pourtant, Apple a amené plus de changements et d'innovation dans nos vies que son concurrent ces dix dernières années. Microsoft investit également une part considérable de son bénéfice dans les rentes de ses actionnaires, ce qu'Apple vient de se résoudre à faire. Il s'agit de très grandes entreprises, mais qui ont des cultures très différentes. Les ingénieurs de Microsoft sortent de très bonnes écoles et il y a du talent, mais il semble mal exploité. En clair, il est tout à fait possible d'être une entreprise privée et d'être médiocre au niveau de sa gestion. De même, j'affirme qu'il est tout à fait possible d'avoir une culture d'entreprise efficace dans une entreprise publique.
En ce qui concerne les autres modèles à notre disposition, on a les coopératives d'habitation. La comparaison me semble particulièrement adaptée, car il s'agit aussi quelque part d'une infrastructure indispensable. Les coopératives d'habitation permettent aujourd'hui d'avoir des logements à prix abordables et qui sont bien entretenus puisque c'est là les deux objectifs principaux d'une coopérative, avec la composante de participation des habitants. Il ne me semble dès lors pas déraisonnable de penser qu'en ce qui concerne les infrastructures de base comme les télécommunications, une entreprise d'état en situation de monopole peut être plus efficace qu'un marché soumis à la concurrence, pour autant qu'on lui impose des objectifs clairs, tels que : les usagers doivent couvrir au minimum les frais de développement et d'entretien de l'infrastructure, et les frais de fonctionnement courants. En dernier recours, si tous les investissements ont été réalisés et que l'entreprise gagne “trop” d'argent, l'excédent peut soit être mis de côté pour les investissements futurs, soit reversé aux collectivités, soit on peut procéder à des baisses de tarifs. D'un côté comme de l'autre, cet argent revient aux utilisateurs. Enfin, l'avantage d'une entreprise d'état en matière d'infrastructure, c'est qu'on peut lui donner des objectifs non rentables comme la couverture totale du territoire afin qu'aucun citoyen ne soit laissé de côté. Car c'est là, à mon sens, la plus grande faiblesse de ce rapport d'économiesuisse, l'absence de prise en compte de la taille du marché ! Un comble pour une organisation de lobbying économique.

Les effets pervers de la libéralisation à tout-va

En effet, comment penser par exemple que la libéralisation totale du marché postal va engendrer le nirvana économique ? Certes, le prix des services va sans doute baisser un peu, mais une partie de la population va perdre par exemple ses offices postaux et sera donc nettement moins bien desservie ; les employés de ces entreprises postales seront moins bien payés et donc auront un niveau de vie moins bon. Voilà déjà deux bonnes raisons selon moi de ne pas trouver cela merveilleux. Quant au transport, que dire... Si l'on se base sur la merveilleuse libéralisation du marché ferroviaire anglais, on peut voir que les infrastructures sont très mal entretenues ; que plusieurs accidents mortels sont survenus lors de la dernière décennie à cause de ce mauvais entretien ; que les locomotives diesel sont très populaires, ce qui génère une pollution énorme ; que les services sont moins chers que chez nous pour les longues distances, mais aussi chers pour les courtes distances et avec des formules d'abonnement beaucoup plus chères que chez nous. Résultat des courses ? Une utilisation massive de l'automobile et la pollution qui va avec. Enfin, les gentils pantins d'économiesuisse nous expliquent donc qu'il faut cesser de subventionner les transports publics, car cela a “de fâcheuses conséquences” selon M. Lanz. Notamment, diminuer massivement la pollution atmosphérique et sonore dans les localités et désengorger les axes de trafic en optimisant les flux de personnes, je présume. Pour remédier à ces “problèmes” économiesuisse propose d'arrêter d'utiliser l'argent des taxes sur la voiture pour financer le rail et de l'utiliser pour financer des infrastructures routières. Il est vrai que dans notre territoire vaste et peu dense en termes de population, on pourrait encore construire des autoroutes et routes nationales traversant ou même contournant les grandes localités très facilement et pour un coût modique... Bien entendu, ce n'est pas le cas, un tracé routier dans les deux sens coûtant également très cher. De plus, on ne prend pas en compte l'aspect écologique avec la pollution émise par les voitures supplémentaires en circulation. Or ce problème a un impact économique important, notamment en matière de santé publique, ce sur quoi économiesuisse se lamente pourtant dans son rapport...

Un constat pertinent, une vision d'avenir à revoir

En bref, on nous présente dans ce volumineux rapport une réflexion mono-orientée sur les bienfaits supposés d'une concurrence en matière d'infrastructures, que l'on peut pourtant démonter en quelques lignes. Aucun des exemples donnés n'est pertinent et je me tiens à la disposition d'économiesuisse pour le leur montrer en détail. La seule chose finalement sur laquelle nous sommes d'accord, c'est de dire que la situation actuelle avec un mélange inefficace entre concurrence, situation de pseudo-monopole, contrôle partiel d'état mais sans directives, cela ne peut pas marcher. Sur la solution à apporter, nous sommes par contre diamétralement opposés, puisque je milite en faveur d'entreprises d'état en situation de monopole, avec des objectifs clairs, tels qu'énoncés plus haut et sous contrôle démocratique ou par l'intermédiaire d'une cour des comptes ou autre organe de contrôle similaire. Economiesuisse veut croire au mirage d'une concurrence totale alors que le marché est trop petit et que les concurrents potentiels se concentreront sur les grands centres urbains, délaissant les zones moins peuplées et, plus grave, poussant les concurrents à faire de même, afin de rester concurrentiels justement. Ce comportement accentue la densification de zones déjà denses en créant des déserts d'infrastructures, comme on peut le voir en France avec certaines zones de campagne. C'est une vision qui fait abstraction de l'aspect de la solidarité dans le niveau de vie ; d'aspects indirectement économiques, comme la pollution que génère cette concurrence ; et la baisse du niveau de vie des employés lorsque seul l'aspect concurrentiel est mis en avant. Il me semble légitime de s'interroger sur cette vision d'avenir.

auteur : Jérémy Jaussi

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