09.02.2013 par LR
num.227 avril 2013 p.24
NESTOR ET NESTORINE, matricule 228

Vous ne les connaissez pas et vous ne les connaîtrez jamais. Les premiers jours ils étaient invisibles, discrètement attachés à mon bras à peine valide. L’un était plus affamé que l'autre, j'en ai donc déduit que l'un était mâle et l'autre femelle. Toujours présents, jour et nuit, fidèles comme des saint-bernards au pied de mon lit, ne criant pas, se laissant tomber sur le flanc pour que je sache qu'ils existent. Dès que je me sentais apte à m'asseoir dans mon lit et à me lever pour marcher trois pas, je devais réaliser qu'ils étaient là, et les prendre avec moi partout où j'allais. Leurs longs tuyaux d'abreuvage me servaient de «laisses» que j'enroulais autour de mes poignets. Pas évident de tenir deux «toutous» bien droits, sujets à la moindre chute ! Auraient-ils pu se casser ou abîmer l'embouchure de leur contenu sans cesse renouvelé ? Ou tout simplement moi, emberlificotée dans cet amalgame de tuyaux qui avaient le génie de se placer sous mes pieds ou de les enlacer. Nestor et Nestorine ne parlaient pas ; ils me montraient seulement ce qu'ils avaient avalé en une journée, voire une demi-journée, le contrôle étant rigoureux. Pour cela, mon corps n'était pas en reste pour leur fournir le repas désiré.
Mes chers «toutous», comme je les appelais, me faisaient rire à leur manière, passaient sous le lit pour bien se cacher, s’accrochaient sous le matelas pour que je ne les voie pas, ou se coinçaient autour des roulettes de la table à manger, si ce n'était au tiroir ou encore mêlés au cordon du téléphone et autres câbles du mât aux 5 crochets.
Le grand copain disparu, (ouf ! une salade de moins), les promenades furent relativement plus faciles. Plus de sachets à transporter, plus de mât à 5 branches à tenir fermement pour ne pas tomber, mais à garder continuellement auprès de soi, même pour faire quelques pas. Avec tout cet attirail, il y avait de quoi s'embrouiller.
Il fallait bien que je leur parle à mes «toutous» chéris pour animer un peu mes journées !
– Nestor, viens par ici et tiens-toi tranquille !
– Nestorine, sois plus calme et viens près de moi !
– Ou alors : venez les amis, on va se promener.
– Surtout tenez-vous bien à table et ne vous jetez pas l'un sur l'autre, couchés par terre, le bec en l’air goulûment rassasiés, je remontais les laisses, et les prenais dans mes bras. Voilà on peut se balader, pas bien loin. Quelques mètres et je les reposais par terre, où ils avaient immédiatement la bonne idée de se mêler les tuyaux et de se coucher sur le flanc chacun à l'opposé.
Devant me lever plus souvent et étant censée me promener dans les corridors, je reçus de la gentille dame du matin un ravissant cabas bleu «beautiful» avec jolis cordons gris, laqué sur les faces et aux emblèmes de la maison. C'était plus discret, disait-elle. Du coup, je me suis retrouvée ménagère faisant ses courses au marché. Loin de là ma pensée de courir les grand ‘routes et les étals. Ce n'est pas mon fort ni mes envies en cette période.
Bref, «encagés» maintenant dans ce sac miniature, ils devaient se tenir encore plus sages en avalant continuellement leur portion quotidienne. Quels assoiffés ! Quels fidèles compagnons aussi, qui ne bronchaient pas ! Les tuyaux tombaient quand même du paquet original, il fallait donc chaque fois réfléchir quand je me levais. A droite, à gauche, où sont-ils ? Comment les ranger ? On n'avait jamais fini de discuter, de rire et de repartir. Pourquoi sont-ils entortillés ? Pourquoi faut-il que je me baisse encore avec tant de peine pour éviter de m'encoubler ?
Avec leur «barbichette» blanche, rien ne les empêcha de me jouer des tours pendables. La discipline n'est pas leur fort et tant qu'on peut amuser la «patronne» pourquoi pas !
On reprend son sac à main, remet bien en place «toutous» et breuvage, prête à prendre un repas bien mérité. A peine a-t-on levé le pied, posé le sac à terre solidement fixé, que les « chéris » se bousculent, les «lianes» s'entortillent autour de notre jambe, une autre se coince entre les orteils, un cordon trouve le moyen de s'accrocher à la roulette de la table, nos pantoufles partent aux quatre coins du monde, et on trouve encore le moyen de s’asseoir sur les tuyaux qui du coup tiraillent le bras, écartèlent votre chemise et vous mette à l'aise, ce qui n'est pas mieux, puisque vous risquez de faire sauter les boutons, de déchirer une attache ou un peu de votre bel habit blanc aux motifs quadrillés ou encore de vous retrouver par terre en allant remettre debout Nestor et Nestorine dans leur cage dorée.
Coussins arrangés, bonne position acquise, détente, relaxation, je suis prête à m’endormir. Zut, rebelote, il faut se relever, la table roulante a coincé un des tuyaux qui tire sur mon bras. Imaginez-vous, vous ne voyez plus la lumière de votre téléphone, le cordon est pris dans la barrière et vous cherchez vainement vos lunettes que vous avez casées distraitement derrière la bouteille d’eau, vous rappelant le petit gobelet en plastic pourvu non pas d’une dose de miel, mais devinez … vos immanquables médicaments. Et on recommence ; la danse des pieds, la danse des câbles, les poufs, poufs des coussins descendus à l’étage plus bas, l’alaise toute froissée et j’en passe. Quel cirque, de jour comme de nuit avant que vous dormiez assidûment. Mes chers «toutous» ballotés de part et d’autre, jouant au ping-pong entretemps, si ce n’est au squash, continuent d’avaler leur insatiable boisson. Il y a mieux, mais ils ne sont pas difficiles. De plus, ils sont contrôlés matin et soir pour savoir ce qu’ils ont bu. Bien, pas bien, trop, trop peu, attendons pour avoir le minimum (ration de l’homme dans le désert !)
Nestorine se sentait fatiguée. Elle n’absorbait plus grand ’chose ; la source s’épuisait et le grand chef décida que ma chère petite compagne avait fini de remplir son rôle. Pauvre Nestorine ! Elle avait bien travaillé, m’avait fait rire bien des fois, m’avait accompagnée fidèlement pendant plusieurs jours. Nous nous étions apprivoisées l’une et l’autre : elle ne parlait pas mais s’amusait avec les tuyaux, le sac aux anses grises et son copain Nestor. Elle écoutait les paroles avec gentillesse, humour et discrétion. Des sauts par-ci, des sauts par-là, des culbutes à plaisir, riant sous cape de me voir démêler l’enchevêtrement des sacrés câbles passant du rouge à l’orangé, d’une longue file rectiligne à la tranche du chemin à piétons d’un rose pâle ou jaunâtre, coulant goutte à goutte.
La longue rivière s’écoulait lentement remplissant peu à peu la petite piscine cramoisie. J’avais de quoi admirer, discuter, calculer, enjoliver, supputer quelconque décision future. Ce qui devait arriver arriva. On ramassa Nestorine à peine l’aube levée, la panse presque vide (quoique !!!) et hop ! disparut de mon regard. Un clin d’œil d’adieu, un quick au cœur, seconde d’émotion, et les yeux embourbés de sommeil, je me rendis docilement au verdict de l’homme en blanc :
- Il faut enlever le fin tuyau bien calibré (A vous de deviner), nettoyer l’emplacement avec antiseptique, coton, pansement et Cie.
- Je découvris le massacre …
- Nestorine partie, il fallait bien que je m’occupe de Nestor toujours aussi muet. Il avalait son contenu sans crier gare, aussi avide qu’avant, ajoutant dans son « coffre » les mesures à remplir goulûment. Esseulé, il en profita aisément.
Le sac «beautiful» devint un peu trop grand pour lui, et mon toutou me le fit bien comprendre. Le même jeu de cache-cache et d’entortillement recommença de plus belle. On se déplaçait bien tous les deux mais encore, fallait-il que j’aie la présence d’esprit qu’il était là, soit sous la table, soit sous la chaise, à côté de mon lit, couché sur le flanc, bien caché entre les cornets de plastic ou alors de l’autre côté où je me lève habituellement. A peine faisais-je trois pas sans lui, que le canal approvisionneur me tiraillait le bras, pour me dire que Monsieur était encore présent et me rappeler à l’ordre :
- Hé, je suis là, ne m’oublie pas, sinon tu auras des problèmes. ...
J’avais vite compris, que sa «laisse» était mon point de repère et mon unique liaison avec lui, toujours fidèle, puisqu’inséparables. La ménagère faisant ses courses aux quatre coins de la chambre et du long corridor allant avec son petit toutou n’aurait pas été image plus kitch et singulière.
Mais ses jours, voire ses heures sont comptées et quand la deuxième source sera tarie (si elle l’est une fois réellement) Nestor repartira vers des lieux secrets. J’en aurai le vague à l’âme, la nostalgie d’une quinzaine de jours amusante ou amusée avec mes deux fidèles compagnons que j’appris à connaître par la force des choses. Nos conversations étaient des monologues rigolos, complaisants, pleins d’humour, de rêves imaginaires ou d’images un peu fofolles. Manière de voir les choses en rose, en couleurs rayonnantes et vivifiantes, de faire face avec optimisme aux jours moroses, aux épreuves longues et douloureuses.
Mes deux «toutous» chéris m’aidèrent à passer le cap difficile et même si mon imagination permit cette histoire, elle me laissera un souvenir indélébile : Façonner deux objets réels à un monde de bonheur, fut-il passager !
Vous ne connaîtrez jamais Nestor et Nestorine. Peut-être devinez-vous qui ils sont ? Je vous en laisse le soin et vous me donnerez la réponse. Pour moi, ce sera quand vous le souhaiterez, et vous rirez comme moi, de plaisir et de bon cœur.

Lucette Robyr
 

auteur : Lucette Robyr

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