28.02.2012 par JJ
num.216 mars 2012 p.12
Pourquoi le capitalisme/consumérisme à outrance menace la démocratie, 3-fin

Dans mon dernier article j’ai pu argumenter mon opinion que le capitalisme consumériste menace la démocratie. Je vais maintenant renforcer mon propos par un développement nourri en partie des réflexions de Robert H. Frank, professeur d’économie américain que j’ai présenté dans mon article précédent, sans avoir la place de développer ce point.

La démocratie est donc à mon sens menacée par le capitalisme consumériste, notamment par le temps conséquent que requiert la concurrence effrénée du modèle capitaliste actuel, du moins si l’on souhaite bénéficier de ses avantages.
Mais il y a également un deuxième effet qui contribue de fait à renforcer cette course mondiale à l’objet, cette décitoyennisation qu’induit le consumérisme de masse. Cet effet est brillamment décrit, avec force exemples, chiffres et citations, par Frank dans son livre «Luxury Fever».

Pour tenter de résumer son propos tout en rajoutant mon grain de sel, je dirais que l’idée est la suivante:

Malgré une augmentation peu sensible, voire inexistante, du pouvoir d’achat moyen des ménages depuis les années 80 (excepté les 10-20% les plus riches), tous les ménages consomment davantage (notamment par le crédit) et surtout achètent des biens dont la valeur moyenne ne cesse d’augmenter.
Ses chiffres sont principalement tirés des statistiques américaines et il serait bon de confirmer leur validité chez nous, mais vous verrez que quelques exemples bien saillants existent chez nous et me confortent dans l’idée qu’il a raison.

Les chiffres qu’il évoque montrent notamment comment la valeur moyenne d’une voiture a sensiblement augmenté simplement parce que les gens ont changé de catégorie de voiture en suivant l’évolution des modèles les plus riches. Bien sûr il existe des modèles moins chers, mais toute la démonstration de Frank est de montrer que dans une économie aussi compétitive que la nôtre, le facteur social de réussite se détermine en bonne partie par les possessions matérielles. Il donne pour ça des exemples tout simple dont je vous en rapporterai deux ici.

Le premier exemple :
pour un job d’avocat.

Vous êtes accusé de meurtre et devez choisir un avocat. Si on admet un tarif équivalent et que vous avez le choix entre un avocat portant un costume sur mesure et roulant dans une voiture de grand prix ou un avocat habillé avec un costume dont vous avez le même exemplaire à 100CHF dans votre armoire et qu’il roule dans une vieille voiture de 15 ans, qui n’a plus très fière allure, qui choisirez-vous?
Les études montrent qu’une écrasante majorité des gens choisissent l’avocat qui présente des signes extérieurs de réussite. Ce qui veut dire que l’avocat qui veut attirer de la clientèle doit aussi montrer des signes extérieurs de réussite ou il est probable qu’il n’aura pas autant de clientèle ou du moins qu’il gagnera probablement moins bien sa vie.

Un deuxième exemple
(que j’appliquerai sans problème chez nous) c’est :
la question de la «bonne» marque.

Je pense que chacun d’entre nous a déjà vécu l’expérience peu agréable d’avoir l’impression d’avoir acheté un mauvais produit. Mauvais parfois par ses qualités intrinsèques, par ignorance du domaine ou par zèle trompeur d’un vendeur, mais aussi parfois pour n’avoir pas choisi la marque socialement la plus valorisée ou la plus adaptée au groupe auquel on souhaite montrer son appartenance.
Prenons l’exemple des voitures. Chaque marque véhicule une certaine image, bien souvent en lien avec ce que la marque veut projeter mais parfois pas du tout. Qui n’a pas entendu que telle marque de voiture est pour les jeunes, celle-ci pour les gens conservateurs, celles-ci définissent un certain standing. Mercedes représenterait le luxe, BMW la sportivité, et Audi un mix des deux par exemple. Aujourd’hui celui qui a un téléphone portable de telle ou telle marque (ou le fait de ne PAS en avoir) véhicule à travers cet objet l’image de la marque qui lui colle à la peau.
Comme je le disais, il nous est probablement tous arrivé d’acheter un objet qui ne correspondait pas à l’image que nous souhaitions projeter. Inutile de dire que cet objet a fini au placard ou de retour au magasin si c’était possible.

Finalement, nous nous retrouvons tous dépendant de cette image, les enfants les premiers et ça demande une force de caractère de maintenir son choix parce qu’il nous plaît à nous en dépit de ce qu’en pensent les autres (expérience vécue étant un utilisateur d’ordinateur Apple depuis le début, même dans les années difficiles où avoir un Mac n’était pas bien perçu socialement par la majorité).

On pourrait alors se dire qu’en fait c’est plutôt positif pour la démocratie, car cette pression nous restreint aussi nos choix, qu’on veuille aller dans le sens de la majorité ou se différencier, et donc libère du temps pour toutes ces activités indispensables au bon fonctionnement de notre société.
Ce serait là commettre une grave erreur de jugement. Effectivement, cela peut limiter les choix.
Néanmoins, le phénomène lié et bien développé par Frank est celui des dépenses moyennes par ménage. Car si sur certains objets nous limons nos dépenses comme une esthéticienne aux prises avec les ongles de 8 mois d’une cliente, il y a d’autres domaines où nous dépensons sans compter.

Nous n’avons jamais consacré aussi peu d’argent pour notre nourriture qu’aujourd’hui, par contre nous n’avons jamais dépensé autant pour notre mobilité et nos loisirs par exemple.

Tout ceci fait que les gens dépensant toujours plus, ils doivent aussi travailler plus.

De plus en plus de couples travaillent donc tous deux à 100% (il serait intéressant d’en mesurer les réels gains de productivités pour les entreprises, les gains pour la société en général et les gains en qualité de vie pour les individus) afin de pouvoir acheter les deux semaines minimum de vacances annuelles à la plage, la voiture de marque pour en imposer quand on rentre au pays (pour ceux qui ont de la famille à l’étranger) ou quand on va voir la famille en Suisse (pour ceux qui n’ont pas de famille à l’étranger), tous les objets électro-ménager usuels, qu’il faut par ailleurs remplacer de plus en plus souvent grâce à l’obsolescence programmée des produits, encore un bienfait de la concurrence effrénée, etc.

Bref, tous ces biens coûtent cher et comme «les autres en achètent toujours plus, je suis obligé socialement de le faire aussi». Frank montre bien que le consommateur n’est plus libre de ses choix, car les choix des autres l’affectant directement, il est très difficile d’aller contre le mouvement, un peu comme les études sur les mouvements de foules, qui montrent que si suffisamment de personnes se mettent à courir en pleine rue dans un sens, l’ensemble des personnes finira par le faire aussi.

Voilà donc un problème supplémentaire du capitalisme consumériste, qui menace à terme le fonctionnement de notre démocratie en poussant les gens à travailler toujours plus pour acheter toujours plus et non à réfléchir au vivre ensemble et faire face à tous les défis que comporte la vie en communauté.

Jérémy Jaussi

auteur : Jérémy Jaussi

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